Expédition dans le Morvan

Le Morvan ne s’explique pas facilement. Comme une anomalie au centre d’une Bourgogne collineuse baignée par les vignes, les villages d’un autre temps et les marques d’une histoire médiévale chargée. Posée entre quatre départements, “la plus petite montage de France” adore depuis quelques temps se donner des airs de forteresse, portée par son inaccessibilité relative, son passé résistant ou encore ses figures politiques, récentes ou antiques, qui la placent en mausolée à ciel ouvert d’une part de l’identité française.

Ce n’est pas ce qui nous attire ici. Le Morvan, c’est avant tout un saut dans un espace-temps très particulier et un sentiment d’accession à un trésor caché qu’il faut mériter, notamment lorsqu’on aime le vélo. Et ce n’est pas pour rien que de nombreux cyclistes redécouvrent ce Parc Naturel Régional isolé, peu desservi, rural à l’excès et à la météo ambiguë, mais à portée de main de Paris ou de Lyon. Un petit no man’s land au centre du monde.

Elise, Sophie et moi le savons déjà : nos vestes de pluie seront la clé de voûte de ce week-end d’Halloween dont l’entame se passe, comme souvent, dans un TER à motrice diesel dont on ne sortira qu’au terminus. Avallon est considérée comme l’un des centres urbains du Morvan, sa “porte Nord”, par laquelle il est toujours plus facile d’investir le massif, qui forcit au fur et à mesure qu’il s’étire vers le Sud, vers le Massif Central dont il est une excroissance géologique.

En bref, nous nous apprêtons à nous engager dans trois jours d’un labyrinthe composé de pistes gravel, nichées au coeur de denses forêts de pins, et de routes aussi désertes que tortueuses, souvent recouvertes d’une bande de mousse ou de feuilles d’or et, a priori, d’une belle couche d’eau pour couronner le tout. Le torrent de pluie qui s’abat sur la véranda de l’hôtel, au petit déjeuner du premier jour, nous confirme le pronostic. Un expresso supplémentaire pour le courage, et on attaque: le tout, c’est de passer le premier kilomètre.

Lormes, km 30. Le Morvan, aussi fou que cela puisse paraître, est presque encore plus séduisant par temps tumultueux. Nos premières ascensions sont courtes mais tapent dans le 20%. Le sentiment d’isolement choisi, qui ne fera qu’augmenter au cours du week-end, est déjà délectable : les villages se font très rares et les minuscules routes semblent avoir été dessinées avec de belles arrières-pensées artistiques.

Le bistrot, lui, est animé, et tout le monde se connaît. On reprend la route pour attaquer nos premières portions de piste, dont certaines sont nivelées par des précipitations passées. Au fur et à mesure qu’on approche du Morvan central, celui “des Lacs”, appellation touristique de ce réseau de lacs de barrage qui émaillent le cœur du massif, la pluie, moins sévère qu’attendu, s’effacera définitivement pour laisser place à un splendide brouillard.

“Porcmignon”, “La Chaume”, les hameaux aux noms évocateurs s’égrènent doucement jusqu’à Brassy, notre ravito du jour, où nous nous attablerons en coup de vent dans le seul restaurant ouvert. Restent trois dernières ascensions. La plus saisissante restera celle qui nous amènera sur la place centrale d’Ouroux-en-Morvan. Si nous étions venus pour chercher des ambiances dramatiques, cette scène sera sans doute la plus emblématique. On distingue à peine les façades du village, et les quelques voitures qui ont eu l’audace de passer par là pendant notre courte pause auraient mérité un rôle dans n’importe quel Hitchcock. Nous en baverons jusqu’à notre arrivée : pas un mètre de plat, mais des routes aussi isolées que magnifiques, qui serpentent à flanc de relief.

Après une nuit difficile à Château-Chinon, nous attaquons le gros morceau du week-end, dont une grande partie se déroulera hors-bitume. Il nous faut une bonne heure pour atteindre le Sud-Morvan par une boucle contre-intuitive qui nous fait repartir par le Nord-Est, dans le but d’attraper une des plus belles sections de gravel du voyage, qui sillonne aux alentours de 700 mètres d’altitude. Nous sommes les seuls à arpenter ces splendides pistes qui sillonnent le “maquis Socrate”, haut-lieu de la Résistance Morvandelle. Le Haut-Folin, point culminant du Morvan (901 mètres) se fera également en version gravel, le pourtour du mont offrant un dédales de pistes de ski de fond qui semblent faites pour nos vélos, ces derniers atteignant toutefois la limite de leur juridiction à plusieurs reprises.

Nous sortons de là heureux mais harassés, et le plus dur est devant nous. Le Mont Beuvray, très fréquenté, offrira un vrai défi physique, avec ses pentes injouables et son décorum magnifique, entre ruines celtes et sous-bois fantasmagoriques. La vue est incroyable. Le nuage noir qui arrive de l’ouest, moins. Nous survivons jusqu’à la ville thermale de Saint-Honoré-Les-Bains, là encore délicieusement anachronique, impression confortée par l’accueil chaleureux qu’on nous délivre dans ce qui doit probablement être la seule pizzeria-brocante de France. Il y a un Tim Burton à la télé. Donnez-nous un meilleur scénario d’Halloween.

Dépeindre un Morvan figé dans le passé serait profondément réducteur. Nous en débattons lors de la dernière journée, dédiée à quitter cette entité géographique si particulière en serpentant dans ses contreforts pour atteindre le Nivernais, puis les bords de Loire. Comme à chaque fois que nous entrons dans ce monde parallèle, nous sommes avant tout profondément touchés par ce désir de maintenir un mode de vie, au-delà de tout conservatisme, avec une solidarité et un sens de l’accueil incroyables. Poncifs ? Probablement en partie, d’autant plus que nous ne sommes que de passage. Reste que les temps changent, et que cette région semble pourtant réussir le tour de force de rester elle-même, insensible aux tourments du monde. En plus d’offrir un terrain de jeu inépuisable.

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