Du sable à la neige
Yvonne, la vénérable propriétaire du bar de la station de ski de Camp d'Argent, s'étonne de voir arriver deux cyclistes dans son établissement alors que le soleil décline déjà et que les enfants en vacances achèvent leur leçon. « D'où venez-vous comme ça ? » demande-t-elle. LA question que Kieran attendait qu'on lui pose : « De la plage de Menton, quelle question ! »
« Vous êtes fous ! » fut la seule réaction d'Yvonne.
Mais la folie n'est qu'une question de point de vue : pour un cycliste, pédaler le long d'une plage de sable blanc au lever du soleil pour parcourir des chemins forestiers enneigés l'après-midi n'a rien d'extravagant.
Cette sortie est un concentré d'excellence. Le parcours, qui mérite bien qu'on s'y attarde. Les tenues que nous avons choisies aussi : des maillots en laine polaire mérinos qui laissent la peau respirer tout en protégeant du froid lorsque l'air se rafraîchit. Un coup de pub seulement ? Eh bien, nous y voilà, le pied à l'étrier, prêts à en découdre. Et prêts à mettre nos mollets à rude épreuve s'il le faut !
L'idée de cette sortie nous est venue il y a un an environ. Nous voulions voir les voitures du Rallye Monte-Carlo zigzaguer sur les routes du col de Turini. Alors que nous cherchions au travers des arbres l'endroit idéal pour les observer, nous nous sommes retrouvés sur une piste de ski de fond. Nous avons immédiatement regretté de ne pas avoir nos vélos avec nous.
Réunis quelque temps plus tard autour d'un expresso au Café, nous bavardions avec un vététiste du coin. Nous lui expliquions notre envie de faire cette piste de ski en vélo et notre imagination nous a menés plus loin que nous pensions : pourquoi ne pas faire un parcours sable-neige ?! Bavarder avec un vététiste n'est jamais anodin... Ils ne sont pas comme nous !
Il y a certes des points communs entre le vélo de route et le VTT, entre la balade et la course, mais existe-t-il une sortie qui puisse satisfaire tout le monde ? Un parcours hors norme — au-delà du clivage route/VTT du moins — sur lequel chacun se ferait plaisir. Une sortie qui se résumerait à ce qui nous unit : le plaisir d'enfourcher un vélo.
Deux semaines plus tard, assis sur le muret du front de mer à Menton, nous observions les sommets qui transperçaient les nuages qui se forment lorsque l'air marin rencontre l'air de la montagne. Nos esprits étaient déjà sur ces routes et chemins qui nous mèneraient du sable du vieux Menton à la neige des cimes. Sable, macadam, graviers, macadam, graviers, macadam, gravies, neige, graviers, macadam, neige. Dans cet ordre précis. La seule constante de cette sortie serait la montée. Plus haut, toujours plus haut vers les sommets.
Ce fut précisément la 16ème étape du Tour de France de 1950, un temps où la Grande boucle visitait bien plus fréquemment ces belles montagnes. Elle avait débuté à Menton pour ensuite franchir le col de Castillon et le col de Turini.
Mais l'approche n'était pas du tout la même : la tête dans le guidon jusqu'à la ligne d'arrivée sans prendre le temps d'observer le paysage. Bien évidemment, nous avons conscience de cet héritage, de ces grands coureurs mythiques qui ont transpiré à grosses gouttes sur le même macadam que nous foulons. Mais pour notre part, nous désirons aussi faire plaisir aux vététistes qui nous accompagnent et qui souhaitent profiter du paysage.
Au niveau de Monti (environ à un tiers de la montée du col de Castillon), nous bifurquons donc à droite pour attaquer le premier tronçon gravillonné. Les routiers n'ont pas l'habitude de faire des montées sur du gravier. Il faut se concentrer pour choisir le tracé le plus direct et le moins accidenté pour avaler la pente. Pour les vététistes, c'est un pur bonheur (à l'exception peut-être de ceux qui ne jurent que par la descente). C'est au moins l'occasion pour chacun de s'enfoncer dans les terres les plus silencieuses de cette partie prémontagneuse. Et n'est-ce pas justement ce que tout cycliste recherche ?
Entre Monti et le col de Braus, nous nous retrouvons véritablement en pleine nature. Graviers, macadam, graviers. Et cols. Le col des Banquettes, le col de Ségra, le col du Farguet et enfin le col de Braus, le tout en 35 km.
C'est une sensation étrange que d'arriver en haut d'un col par une piste plutôt que par la route. On a l'impression que la victoire est encore plus belle, comme si ces mille mètres de dénivelé étaient plus hauts par le chemin que par la route ! Nous sommes le 16 février, la chaleur du soleil est agréable. Nous prenons notre repas dans l'herbe avec, à nos pieds, la stèle en hommage à René Vietto. René était réputé pour sa discipline et la rudesse de ses entraînements. Nous nous demandons si cette discipline draconienne l'aura poussé un jour à sortir des sentiers battus.
Le vélo doit-il toujours être synonyme de difficultés et de souffrance ? Pourquoi n'en serait-il pas comme pour la musique : notre humeur nous pousse parfois à choisir un album acoustique alors que la veille nous ne jurions que par l'électrique. En vélo il peut en être de même : la sortie détente, la sortie endurance, la sortie entraînement, la sortie à plusieurs, etc. Mais si nous cherchons la sortie « à tout faire » (autant pour la liberté que pour la tranquillité d'esprit), alors il nous faut certainement un tracé suffisamment long, avec suffisamment de dénivelé, suffisamment rude, suffisamment aventurier et beau pour satisfaire chacun. Sommes-nous sur le point de dénicher cette perle rare ?
On ne peut pas encore en juger. Il nous faut d'abord faire la descente jusqu'à Sospel, monté le col de Turini et goûté la neige. Turini est notre rempart.
C'est un col comme on en trouve beaucoup en France, une montée hors norme pour une sortie hors norme. Nous suivons une route en lacets classique dans les gorges du Piaon avant de tourner à angle droit sur un chemin en graviers au hameau du Moulinet.
Enfin la neige. Tout d'abord quelques paquets épars, entre les arbres, du côté ombragé de la montagne, dans les recoins les plus secrets de cette montagne qui semble à cette saison comme endormie, froide et sans « charme » d'aucuns diront. Les pneus crantés qui nous faisaient souffrir sur le macadam expriment à présent tout leur potentiel.
En sortant de la forêt au village de Piëra-Cava, nous sommes accueillis par un boulevard aux bordures enneigées qui va nous mener jusqu'au col. La lumière décline et perce par intermittence entre les branches des arbres sur notre gauche, nous faisant de l'œil. Ce moment magique, où la lumière transforme tout ce qu'elle touche en or, nous encourage à atteindre le sommet avant que le soleil ne plonge derrière les sommets à l'ouest. Monter, toujours monter.
Encore monter. Car l'objectif est d'atteindre les pistes de ski de la station de Camp d’Argent, deux kilomètres et demi après le franchissement du col.
Mais finalement, après trois épingles à cheveux, tout cela n'a plus eu aucune importance : le panorama une fois le col passé, la lumière du soleil couchant, l'air froid chargé de brume et le macadam immaculé... Ça y est. Nous l'avons trouvé. C'est pour cela que nous pédalons tous.
(Nous avons quand même poussé jusque chez Yvonne pour prendre une part de gâteau accompagné d'une bonne bière !)