La via del sale
Aujourd'hui, le sel est sur toutes les tables, nous n'y prêtons même plus attention.
Et pourtant, il fut un temps où le sel était affaire de vie ou de mort, une véritable mine d'or pour qui l'exploitait.
Des centaines de routes du sel traversaient l'Europe, reliant les marais de la mer Méditerranée ou de grands ports comme Nice, à tous les recoins du continent.
Le sel n'était pas qu'affaire de goût, il était indispensable à la conservation des aliments.
Des routes traversaient la Pologne, l'ex-Tchécoslovaquie, la Toscane, la plaine du Pô, toute la Suisse...
Dans les Alpes maritimes, au nord de Nice, les différentes dynasties souveraines de la région (comtes de Provence, ducs de Savoie et Lascaris de Tende) ont cherché les unes après les autres à contrôler le commerce du sel pour s'enrichir.
Des routes furent creusées au travers de gorges et montagnes. Les villages sur leur tracé sont devenus des villes, puis des cités puissantes grâce à la gabelle.
Aujourd'hui, la quasi-totalité des routes du sel ont disparu. Les quelques rescapées sont désertes et affaissées, vestiges à peine reconnaissables dans les montagnes les plus reculées qui soient. Bref, un contexte idéal pour une nouvelle aventure.
Nous avons grimpé la route qui part de Tende et dont le tracé suit l'ancienne route du sel.
Tende émerge comme un rempart au pied du col de Tende qui reste l'un des principaux points de traversée de la frontière. Mais c'est aussi la route la plus directe pour relier les marais salants de Camargue et de Hyères aux magasins de la maison de Savoie, dynastie turinoise qui régna sur toutes les Alpes.
Ce chemin étroit, emprunté depuis des temps immémoriaux par des tribus et les envahisseurs sarrasins, fut élargi et amélioré par le duché de Savoie. Lorsque le commerce atteignit son apogée au XVIIIe siècle, 45 000 mules transitaient sur cette route pour franchir le col chaque année, principalement pour transporter du sel.
Après avoir traversé la ville, nous avons opté pour l'ancienne route avec ses 48 lacets plutôt que le tunnel de la route moderne.
Arrivés à mi-montée, juste après les ruines d'un ancien monastère, plus de bitume. Nous allions devoir nous contenter de graviers sur au moins 80 km avant de retrouver le macadam.
Le col de Tende est une montée difficile, peu arborée, donc en plein soleil, et à couper le souffle. À son sommet, une croisée de chemins qui mènent vers des remontées mécaniques, un chalet-restaurant et une enfilade de baraquements autrefois utilisés pour abriter les hommes qui défendaient ce point stratégique.
En contrebas derrière nous, la France, et en contrebas devant nous, l'Italie. Perchée entre les deux pays, une autre route du sel savoyarde.
Cette via del sale s'étire en pleine nature. Ces magnifiques parages étaient autrefois truffés de bandits et autres brigands désireux de soulager les commerçants de leur précieux chargement. À cette occasion, nous n'y avons rencontré personne.
Au sommet des montagnes, rien d'autre qu'une route minutieusement sinueuse, ondulant d'un col à l'autre sans pratiquement jamais descendre en dessous de 2 000 m d'altitude.
Nous avons tout de même croisé un ou deux 4x4 surmontés de leurs roues de secours sur le toit. Rien d'autre. Au fur et à mesure que la lumière diminuait sur ce paysage montagneux désolé, balayé par un vent froid qui chahutait les nuages désespérément accrochés aux pics déjà sombres, nous avions du mal à imaginer que ces chemins étaient autrefois les routes les plus praticables pour le commerce.
Une piste est habituellement un chemin agréable qui nous permet de suivre les traces de nos ancêtres, la promesse d'une destination attendue. Un chemin est comme une histoire avec un début, un milieu et une fin. Mais celui-ci semblait si difficile... Si indistinct et compliqué à suivre : il fallait que le sel se vende à prix d'or pour accepter de le porter dans ces contrées!
Nous avons grimpé et encore grimpé, toute la journée. L'herbe marron, desséchée, le sol rocailleux, les ombres qui s'allongeaient au fur et à mesure. Pas besoin de beaucoup d'imagination pour voir cette terre peuplée de contrebandiers et de bandits de grands chemins.
Et puis la nuit est tombée. Nous avons atteint il rifugio ou grimpeurs, pilotes, motoristes et forestiers viennent passer la nuit. Prosciutto, risotto, carne, un peu de chaleur humaine, et enfin la chaleur d'un lit. Encore un casse-croûte pour entamer cette seconde journée, avant de descendre la via del sale vers la mer.
Ce tronçon était plus facile, au milieu des bois qui appartenaient, autrefois, au premier roi moderne d'Italie, Victor-Emmanuel II. C'est sa famille qui construisit ce chemin, ses descendants qui l'entretinrent, notamment pour le passage des troupes qui occupaient les forteresses perchées sur ces corniches qui dominent la frontière. Pour nous, le moment était venu de choisir notre camp.
Nous avons opté pour la France, et donc monté le Passo di Tanarello avant d'entamer la longue descente de retour à la vallée d'où nous étions partis.
On ne roule pas toujours pour les même raisons : parfois pour les sensations, d'autres pour s'entraîner, parfois pour prendre le temps de réfléchir ou au contraire se vider la tête... Mais la constante reste la découverte de ce qui se cache derrière le prochain virage ou derrière la colline. Et puis, en de plus rares occasions, notre monture est comme une machine à voyager dans le temps qui nous permet de creuser sous la modernité présente pour trouver les strates des paysages passés.
Il est sain de se demander, au moins de temps à autre, pourquoi le chemin que nous empruntons est là, qui l'a construit et pourquoi. Sinon, autant faire du vélo d'appartement devant sa fenêtre !
Mais où serait le charme alors ?!
RIDERS' NOTES
For this section of the Salt Road, take a car or train to Tende village where you can either ride the route clockwise by starting with the Col de Tende or anti-clockwise by climbing up from La Brigue
Photography: Matt Wragg // Words: Max Leonard
Rifugio Don Barbera 2079m, Briga Alta, Province of Cuneo, Italy